La   mort   d'un   porc
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Dans un village (du Quercy) dont je ne veux plus me souvenir du nom (ainsi que l'écrivait Cervantès au tout début de Don Quichotte de la Manche) je viens d'être convié à assister et à photographier la mort d'un porc. Ce dernier n'était jamais sorti de chez lui et pour le faire monter dans la remorque il fallut finalement lui mettre la tête dans un seau, là où elle devait aller plus tard comme on le verra. Pour se dégager il recula, recula jusqu'à monter à reculons dans la remorque. Il fallait y penser. Quelques dizaines de kilomètres plus loin on le débarqua dans une nouvelle bauge et c'est là que je le vis, vivant. Je voulus lui tirer le portrait. Le coup de flash le figea. Puis il se remit à fouiner de son groin. Une autre photo. Là il me regarda fixement, plus longtemps, soutint mon regard de ses deux billes noires, presque durement. Il n'allait quand même pas sauter par-dessus le muret, qui n'était pas très haut, comme j'ai vu des taureaux dans l'arène franchir les barricades, ou faire valoir son droit à l'image. A-t-on déjà entendu parler d'un porc procédurier ? Sur ce Adrien, le tueur, arriva. Le porc ne devait surtout pas s'échapper. Muni d'une corde avec un nœud coulissant à un bout, un peu comme un cow-boy, et après quelques passes de torero mais sans la muleta, il arriva à la passer dans le haut de son groin de façon à bien le tenir. Il se mit à hurler pendant qu'il l'entraînait dehors. On m'expliqua qu'il criait car il n'était pas habitué à voir du monde ni à voir le jour.
Tué séance tenante, il fut suspendu aussitôt par une patte arrière à une fourche d'un tracteur qui attendait patiemment de jouer son rôle. On demanda au fils de plaquer un chiffon contre son sexe (c'était un mâle), ce qu'il fit en plaisantant, et les présents de rire également car on savait qu'il préférait les belles filles aux garçons.
                     

Et cela évita qu'Adrien et les participants/spectateurs ne soient arrosés d'urine : c'était sa dernière rébellion, son dernier mot (enfin, façon de parler).  La mère s'approcha de suite avec un seau pour récupérer le sang, premier travail. Puis sans hésiter elle plongea son bras et se mit à le remuer pour enlever la fibrine et empêcher le sang de cailler. En attendant, il faisait un froid de canard et c'était nous qui nous caillions. Quand le porc eut fini de s'agiter, il fut couché sur une sorte de table en fer avec quatre bras, un peu comme une chaise à porteurs, afin de le porter sur une balance. Adrien déduisit le poids de la table, rajouta à vue de nez celui du sang. C'est là qu'on reconnaît le pro. Cela donna : 185 kg. Bigre ! Il l'avait estimé à 160. C'était un cochon bio, élevé à la farine de maïs. Il nous raconta – Adrien, pas le cochon, car son âme était déjà partie vers les bocaux et les boyaux – que le plus gros qu'il ait tué était une truie de 375 kg. Caramba ! Le double de celui-ci ! J'essayai de me l'imaginer non sans mal, un peu comme un hippopotame. Le père tata à plusieurs reprises le long de la colonne vertébrale pour savoir s'il était gras. Il jugea que non.

Puis le support fut déplacé, la balance enlevée, le chalumeau allumé et les poils brûlés, cramés, rasés, bref épilés. Tout y passa : on dit bien que de la tête à la queue tout est bon chez le cochon ! Les oreilles furent consciencieusement nettoyées, la corne des pattes bien chauffée pour être mieux enlevée et sous laquelle apparaissait une autre corne rouge… Le porc prit un coup de chaud et le tueur aussi. En une heure de temps il revêtit une belle peau toute blanche, toute neuve, à faire envie. Son couteau était plus efficace que mon rasoir !

Quand j'étais petit je me souviens d'avoir vu à Ax-les-Thermes (au pied des Pyrénées) ce travail : au bord des bassins d'eau très chaude, en pleine ville, les gens ébouillantaient les cochons. Le travail était beaucoup plus long, sûrement plus fastidieux mais certes plus convivial encore. On lui écarta les cuisses, on n'oublia pas la queue sans tire-bouchon… Il raconta que certains, aujourd'hui, au lieu de le brûler au chalumeau ou à l'eau chaude, préféraient le mettre sur un lit de paille sur un feu : les poils partaient aussi bien et de plus la viande prenait un goût de fumé. Puis il rangea son chalumeau et sortit un nettoyeur haute pression : un vrai pro, disais-je ! Il fut lavé, décapé, brumisé sous toutes ses coutures. Une belle peau de bébé, propre comme on n'a pas idée. Un vrai lifting ! Puis il écarta les cuisses arrières et les attacha aux deux bords de la table.

Et c'est alors qu'il aiguisa les couteaux. Des grands, des petits, aux lames fines, épaisses, étroites, larges, au manche noir ou marron. Toute une panoplie. Il coupa les deux jarrets avant, cela me fit une drôle d'impression. Puis il perdit la tête qui alla tremper dans un seau, mais pas le même qu'à sa sortie dans le grand monde. Il ouvrit le porc en deux et enleva précautionneusement tripes et boyaux. La vessie, bien sûr, qu'il jeta par terre sans qu'elle se perçât et le fiel, petite poche redoutable. Certains le gardent, le font sécher. Appliqué sur notre peau, il permettrait d'extirper les épines – paraît-il. Quant à la vessie certains la nettoient et la remplissent de graisse, et l'hiver elle sert en cuisine en remplacement de l'huile : on y coupe des tranches, mais encore faut-il qu'elle ne soit pas dans un endroit trop chaud. On apprit que le porc avait dû avoir un coup de froid car un de ses poumons était collé à l'abdomen. Mais rien de grave, nous rassura-t-il.

Le tuyau fut déconnecté du nettoyeur et le porc subit alors un lavement intérieur à jet normal. Sa colonne fut coupée à la hache, à grands coups de hache. Le va-et-vient s'organisa vers les tables de l'intérieur où les femmes commencèrent à nettoyer les boyaux. "A chacun son travail et les vaches seront bien gardées" dit le dicton. Un jambon, un autre, une palette (son meilleur morceau, nous dit-il), des côtelettes, de la viande pour le boudin, d'autres morceaux pour le pâté, la saucisse … Bref tout y passa. Adrien fit des navettes lui aussi avec de grosses pièces qu'il parait à l'intérieur, sur une grande planche de résine qui depuis vingt ans en avait vu passer des longes et des rôtis, et qui lui servait de billot ambulant. Et bientôt la grosse bête fut réduite à quelques résidus à classer. Tiens, encore pour le boudin avec la tête. Qui n'en voudrait pas de celui-ci !

Je vis sortir le petit chien de la famille qui, profitant de ce que tout le monde était à l'intérieur, se dirigea mine de rien vers la bête, enfin les quelques menus restes de la bête. Je le suivis à pas de loup et je le vis laper un peu de sang, avaler un petit morceau de viande. Bourré de protéines, avait-il entendu dire. Il s'en lécha les babines avant d'être chassé. Lui aussi pouvait bien profiter du festin, devait-il se dire. Dedans, la cervelle fut récupérée et chacun de dire qu'il n'en avait pas beaucoup. Sûr, pour finir ainsi…


Comme l'exigeait la tradition nous fûmes tous invités à boire un coup, et Adrien, et moi si je le voulais, à partager le repas. Mais pas de viande de ce porc car elle était trop fraîche et pouvait faire mal… Bon, si le pro le dit … Et puis notre tueur avait un autre cochon qui l'attendait, il ne s'agissait donc pas de s'endormir. C'est ce qui s'appelle mener une vie de patachon, de cochon.

Finalement la lessiveuse mise sur un feu de bois depuis tôt le matin et noircie par la fumée des ans n'avait pas servi. Le modernisme était passé par là.


 



 










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